Matignon a tenté plusieurs versions pour expliquer le recours à un Airbus A340 d’une compagnie privée pour le retour de Nouvelle-Calédonie d’Edouard Philippe. La vraie raison, c’est que cet avion était plus confortable qu’un autre A340 affrété pour rien par la République.
En matière de timing, c’est à peu près ce qu’on pouvait faire de pire pour l’exécutif. A quelques jours des fêtes de fin d’année, une période où les Français débattent et s’écharpent sur tout et rien autour de la bûche de Noël, le Premier ministre se retrouve empêtré dans une polémique sur le coût et les conditions de son voyage en Nouvelle-Calédonie début décembre. L’AFP a révélé mardi qu’Edouard Philippe avait pris un vol privé loué à une compagnie de leasing entre Tokyo et Paris, alors même qu’un avion de la République, géré par l’armée de l’air, faisait le même trajet en parallèle et, quasiment, en même temps. Coût de ce trajet pour le chef du gouvernement et la délégation ministérielle d’une soixantaine de personnes: 350 000 euros.
A Matignon, les premières explications officielles ont accompagné la dépêche AFP révélant le pot-aux-roses: il fallait rentrer plus vite à Paris et l’avion de la République n’était pas assez confortable. De quoi alimenter l’image d’un pouvoir coupé des réalités des Français, juste après le Noël familial du président à côté du château de Chambord et la publication de patrimoines ministériels dépassant le million pour douze membres du gouvernement. Après avoir essuyé un automne au son de «Macron président des riches», l’exécutif a tenté mercredi de se dépêtrer, plutôt maladroitement, de la petite musique «Premier ministre classe affaires». Passage en revue des arguments officiels.
Comment s’organisent les transports lors des déplacements officiels?
Cela dépend des distances et des personnalités. Depuis 2010, en plus de sa flotte d’Airbus A340, l’exécutif dispose d’un A330 présidentiel doté non seulement de tout le confort dévolu à un chef de l’Etat, mais surtout d’une capacité de vol plus longue que les autres. Commandé par Nicolas Sarkozy, l’appareil avait coûté 295 millions d’euros et suscité une avalanche de critiques de la gauche, avant de devenir l’avion officiel de François Hollande. Grâce à ses réservoirs, l’appareil peut faire de très longues distances sans se poser pour reprendre du carburant. Avant, pour aller au Japon, les avions officiels se posaient à Novossibirsk, en Sibérie, pour faire le plein. Il arrive que le Premier ministre utilise lui aussi cet A330 pour de longs déplacements, par exemple pour aller en Nouvelle-Calédonie (vingt-quatre heures de vol). Mais début décembre, l’appareil n’était pas disponible pour Edouard Philippe, car le chef de l’Etat l’avait réservé pour un aller-retour Paris-Alger, le 6 décembre. Matignon a donc fait savoir, sans plus de détail, que le Premier ministre se déplacerait «par vol commercial» et que la presse était invitée à faire de même. Un voyage en deux étapes d’une dizaine d’heures chacune: Paris-Tokyo puis Tokyo-Nouméa
Comment a voyagé Edouard Philippe finalement?
En fait, le Premier ministre a utilisé l’A340 officiel entre Tokyo et Nouméa, à l’aller comme au retour. Cet appareil, venu de Paris, avait transporté jusqu’à Nouméa quelques jours plus tôt une partie de la délégation. Lors de son vol retour, accompagné de sa délégation au complet, Edouard Philippe a donc changé d’appareil à l’aéroport de Tokyo: il est monté dans un autre A340 loué 350 000 euros à la société Aero Vision. Doté d’une centaine de sièges de première classe, cet avion est nettement plus confortable que celui de la République. Pour ce déplacement en Nouvelle-Calédonie, l’A340 officiel aura donc effectué un aller-retour Paris-Tokyo et deux allers-retours Nouméa-Tokyo quasiment à vide. Autant dire que le bilan carbone et financier de ce déplacement laisse à désirer.
Pourquoi le Premier ministre rejoint Paris dans l’avion de la République?
Manifestement embarrassé, Matignon a commencé par avancer que le Premier ministre devait impérativement être de retour le 6 décembre au matin pour un Conseil de défense. Eléments de langage visiblement transmis aux macronistes invités sur les plateaux mercredi matin, puisque le député Gabriel Attal les a repris allègrement sur France Info quelques minutes après le passage d’Edouard Philippe sur RTL. Sauf que l’excuse ne tient pas du tout. Certes, le chef du gouvernement devait rentrer fissa à Paris parce qu’Emmanuel Macron décollait ce matin-là pour l’Algérie et que les deux têtes de l’exécutif essaient de ne jamais être absentes du territoire national au même moment. C’est cependant un usage et non une règle écrite. Mais c’est justement en raison de ce déplacement présidentiel à Alger que le Conseil de défense avait été décalé au vendredi après-midi.
L’excuse du retour rapide tient d’autant moins la route que l’appareil loué à grands frais est un A340, celui-là même que l’armée de l’air met à disposition du gouvernement. Mercredi, à Matignon, on finissait par reconnaître que la vraie raison du coûteux changement d’avion sur l’aéroport de Tokyo était «le confort» du Premier ministre. On fait valoir que cet A340 officiel n’est pratiquement jamais utilisé par les deux têtes de l’exécutif, car ils ne pourraient ni y travailler ni s’y reposer dans des conditions dignes de leur fonction. On se demande bien, dès lors, comment les présidents et chefs de gouvernement voyageaient jusqu’aux antipodes avant la mise en service, en 2010, du fameux A330 présidentiel, alors baptisé «Air Sarko one»?
Existait-il d’autres solutions?
Lorsque Matignon s’est tourné vers des compagnies aériennes privées afin de chercher un avion à affréter, visiblement, aucun transporteur français n’a été sollicité. Un patron de compagnie française en est d’autant plus surpris. «Nous étions à une période assez creuse et les compagnies françaises ont des avions de ce type disponibles.» Ce même dirigeant indique également qu’il aurait facturé la location d’un Airbus A340 sur la base de 12 000 euros l’heure de vol, soit 300 000 euros pour ce trajet, soit déjà 50 000 euros d’économie par rapport au prix payé par les services du Premier ministre. Ce qui reste toujours plus cher qu’un vol commercial sur une compagnie régulière. Or, Air France assure la ligne Tokyo-Paris deux fois par jour, mais les horaires ne cadrent pas forcément avec l’agenda chargé du chef du gouvernement.
Le voyage de Valls en Nouvelle-Calédonie a-t-il coûté 30% plus cher?
En 2016, Manuel Valls avait lui aussi fait un long déplacement en Nouvelle-Calédonie – un sujet par essence réservé à Matignon depuis les années Rocard. Mardi, Matignon s’est défendu en disant que ce voyage de 2016 avait coûté 30% de plus. Un petit coup de patte amicale au prédécesseur d’Edouard Philippe qui, pourtant, fait partie intégrante de sa majorité aujourd’hui. Valls n’a pas apprécié et riposté illico: il avait couplé ce voyage ultramarin avec une visite officielle en Nouvelle-Zélande et un bref passage en Australie, le temps de signer un gros contrat de sous-marins militaires. Mais il est vrai qu’il avait eu, lui, le privilège de voyager dans le si confortable A330 présidentiel.