Les commémorations du centenaire de l’armistice de la Première guerre mondiale divisent une partie des spécialistes. S’agit-il de célébrer la victoire militaire ou la paix en Europe? L’un d’entre eux souligne pour le JDD qu’au soir du 11 novembre 1918, seul le sentiment de deuil dominait.
Depuis la décision d’Emmanuel Macron d’effectuer une « itinérance mémorielle » pour clore les commémorations du Centenaire de la Première guerre mondiale, une partie de l’opposition de droite reproche au président de la République de ne pas avoir organisé, à l’occasion de la cérémonie du 11-Novembre, un défilé militaire. La polémique a gagné le milieu des historiens. Le débat, pour les spécialistes de la Grande guerre, se pose en ses termes : cent ans après la fin du conflit, s’agit-il de célébrer la victoire militaire ou le retour à la paix?
Membre du comité scientifique des commémorations du Centenaire et grand spécialiste de l’histoire de la guerre, Nicolas Offenstadt a défendu le choix de l’Elysée le 25 octobre dernier sur RTL. « Il y a un contresens fondamental sur le 11-Novembre : ce jour-là, pour les soldats, ce n’est pas la victoire, ce n’est pas la gloriole », a-t-il assuré avant de développer : « La victoire n’est pas du tout un critère pour les soldats […] Les soldats ne voulaient pas se battre pour la victoire, mais pour la paix. Ils voulaient rentrer chez eux. » Et de noter que « de nombreux poilus sont devenus pacifistes après la guerre ».
Consacrer la victoire pour mieux permettre la paix?
Michel Goya, ancien colonel de la marine devenu historien militaire, s’oppose à cette analyse. Pour lui, il est au contraire inconcevable de commémorer la paix sans rappeler qu’elle fait suite à une victoire militaire. Ou, plus précisément, à « la défaite militaire de l’Allemagne », explique-t-il au JDD. « Techniquement, la paix avec l’Allemagne n’intervient qu’en juin 1919 avec la signature du traité de Versailles et même en droit, que le 10 janvier 1920 date de son entrée en vigueur », précise-t-il encore.
Pour Michel Goya, qui a publié fin août Les Vainqueurs – comment la France a gagné la Grande guerre (éd. Tallandier), l’armistice du 11-Novembre « consacre la victoire militaire, ce qui met un point final aux combats, aux souffrances et permet ensuite la paix définitive ». « La paix n’a pas été possible sans victoire militaire, ce n’est qu’en la constatant que l’Allemagne a demandé à négocier », insiste-t-il encore auprès du JDD.
La guerre n’est pas tout à fait arrêtée au soir du 11 novembre 1918
Commémorer la paix ou célébrer la victoire? Pour Bruno Cabanes*, titulaire de la chaire Donald G. and Mary A. Dunn d’histoire de la guerre à l’université d’Etat de l’Ohio, aux Etats-Unis, le débat ne se réduit pas à ces deux seuls termes. Pour les poilus encore mobilisés, « l’armistice du 11-Novembre marque une simple suspension des hostilités », explique au JDD cet historien qui a notamment travaillé sur les correspondances des soldats encore présents sur le front en novembre 1918.
« D’ailleurs, ajoute-t-il, la démobilisation engagée classe d’âge par classe d’âge, en novembre 1918, sera brièvement interrompue au printemps 1919 pour faire pression sur les Allemands. » Et de rappeler que le conflit ne s’est pas totalement arrêté le 11 novembre 1918 : des unités de l’armée d’Orient continuent à se battre ; ailleurs que sur le front occidental, des guerres civiles, en Russie, en Allemagne, prolongent la Grande Guerre.
« Depuis des années, les historiens ont montré que la frontière entre guerre et paix est difficile à définir. C’est pour cela qu’ils emploient désormais la notion de ‘sortie de guerre’ qui suggère une lente évolution, plutôt que l’ancienne notion d »après-guerre’ qui mettait l’accent sur un tournant net et rapide », explique encore Bruno Cabanes.
Le deuil et les souffrances des poilus
Comment commémorer la paix ou célébrer la victoire si l’on choisit une date à laquelle ni la paix ni la victoire n’était encore définitive? Pour Bruno Cabanes, « le deuil, c’est le sentiment dominant au soir du 11 novembre ». « Deuil de masse, deuil des camarades tués au cours des années de guerre, et deuil des très nombreuses victimes de la grippe espagnole [de 50 à 100 millions de morts dans le monde entre avril 1918 et mai 1919, NDLR], qu’on a tendance à oublier, développe-t-il. Quels sont les premiers gestes des soldats français après l’annonce de l’armistice? Une poignée de mains sobre, souvent des larmes, qui sont autant de soulagement que de joie, puis ils sortent prudemment des tranchées pour relever les corps qui se trouvent sur le no man’s land. »
Nicolas Offenstadt le rejoint sur ce point. « Pour les soldats revenus du front, y compris des soldats marqués à droite, patriotes et conservateurs, la victoire toute seule n’avait pas de sens : ça devait être le deuil et la paix », expliquait-il lundi dans une interview pour le site Regards. Si Nicolas Offenstadt évoque des poilus pacifistes au soir de la victoire – ils voulaient que la Grande guerre soit la « der des ders » -, Bruno Cabanes rappelle aussi l’existence d’une « poussée très nette de la haine des ‘boches' » dans les lettres envoyées par les soldats au lendemain de l’armistice.
Selon le professeur de l’université d’Etat de l’Ohio, « les deuils sont trop lourds à porter, les souffrances pendant quatre ans ont été trop grandes ». « Attention de ne pas reporter sur l’immédiat après-guerre le pacifisme qui va devenir le sentiment dominant dans les années 1920. Fin 1918-début 1919, les lettres de soldats nous montrent que ce n’est pas encore le cas », insiste-t-il avant d’évoquer l’autre camp : « Côté allemand, la réconciliation n’est pas non plus à l’ordre du jour. Le pays est en pleine révolution, et il vit encore sous blocus allié! On meurt de malnutrition dans de nombreuses villes allemandes! » Pour les Allemands aussi, le 11 novembre évoque avant tout le temps du deuil, et l’incompréhension que leur pays soit vaincu, alors que quelques mois plus tôt, au printemps 1918, la victoire semblait à portée de main.
*Notamment auteur de La victoire endeuillée (1918-1920) et d’Une Histoire de la Guerre du XIXe siècle à nos jours (éd. Le Seuil).