ROUTE DU RHUM – Sur sa goélette « Comme un seul homme », Eric Bellion se dirige, lentement, vers la Guadeloupe. Sur cette course, il a en effet choisi de « décélérer ». Et d’échanger sur ce thème avec des personnalités, parmi lesquelles Nicolas Hulot.
Eric Bellion devrait arriver avant-dernier de la Route du Rhum. A priori, samedi ou dimanche. Sûrement après la fermeture de la ligne, vendredi 7 décembre, à 14 heures. « Peu importe, confie le marin au JDD, je suis heureux et fier de ce que je fais ». A bord d’une magnifique goélette en bois nommée « Comme un seul homme », Eric Bellion a choisi de vivre sa course différemment, pour mettre en avant la différence, justement. Un sujet qui tient à cœur à celui qui a fini premier débutant du Vendée Globe l’an dernier.
Sur sa Route, il a échangé avec de nombreuses personnalités sur le thème de la décélération. Voici des extraits de son échange avec l’ancien ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot, réalisé en mer la semaine dernière. Nicolas Hulot, lui, se trouvait chez lui en Bretagne. C’est l’épisode 4 de notre série consacrée à sa traversée pas comme les autres.
Eric Bellion, en mer, et Nicolas Hulot, à terre, ont parlé décélération, différence et humanité
On est victime de notre trop grand succès
Eric Bellion : « Pour moi, apprendre à décélérer, c’est l’enjeu de la vie en communauté. Si on ne sait plus comment décélérer, on devient incapable de vivre ensemble car cela demande du temps et du recul pour s’exprimer, pour se comprendre, pour faire en sorte que tout le monde soit d’accord sur un objectif commun. Décélérer, c’est le premier facteur d’amour de soi et de l’autre. Il faut apprendre à décélérer mais je ne vois pas où, dans notre société, il y a un espace pour décélérer et comment il peut être perçu positivement.
Nicolas Hulot : « Il faut trouver un moyen d’échapper à cette grande plaie du 21e siècle : on est tous happé par un fleuve en crue et ça ne peut pas bien se terminer. Un des drames du 21e siècle, c’est une désynchronisation entre la science et la conscience. Ça a généré une perte de sens. On ne fait plus les choses parce qu’elles ont une utilité ou parce qu’elles participent au progrès, on les fait parce qu’on sait les faire. On est victime de notre trop grand succès. On est piloté par notre puissance, mais ce n’est plus nous qui la conduisons. C’est le grand paradoxe de notre époque : on a jamais été aussi puissant mais on a jamais été aussi vulnérable.
Je l’ai vu dans ma récente expérience – et probablement unique et exclusive – politique : je passais mon temps à dire ‘quand est-ce qu’on réfléchit? A quel moment on se pose?’. Je me suis aperçu qu’au moment où, dans ce siècle, on a cruellement besoin de se poser, de reprendre la main, les choses ne cessent de s’accélérer. On est toujours en réactif et jamais en prospectif. C’est comme un cavalier désarçonné sur un cheval fou.
Une fois qu’on a dit ça, comment fait-on pour reprendre la main? L’humanité devrait procéder avec deux degrés de lecture, en étant ni myope ni presbyte. Elle doit voir de près et de loin en même temps. Sinon, la force centrifuge étant ce qu’elle est, elle va nous bouter dans un champ tragique, un champ hors de la sagesse, de la raison, de la solidarité, de la collectivité. Nous sommes dans l’incapacité à nous fixer des limites. Il faut cesser cette accélération exponentielle puis revenir à un rythme humain, où la loi humaine et la loi de la nature se coordonnent. »
Eric Bellion : « Par quel moyen peut-on inverser la vapeur? On est dans une société qui juge les choses de façon binaire. Je suis en train de faire une course où on juge tout le monde à l’aune de la vitesse d’arrivée. J’ai l’impression que notre société fonctionne comme cette course. Tout le monde essaie d’être le premier. Chacun se dit : ‘je vais vite, je vais bien’. Comment faire en sorte que la vitesse arrête d’être le seul point de jugement? Comment donner envie aux gens d’aller vers une harmonie sans paraître tenir un discours de Bisounours? »
On devrait avoir un lieu de pouvoir à côté du pouvoir traditionnel qui lui prenne en compte le long terme
Nicolas Hulot : Si dans une ville, tu marches ou tu circules doucement, au bout de quelques minutes, tu seras éjecté. La société s’est standardisée autour d’une forme de vitesse. Mais quand on veut aller plus vite et plus loin, ça nous rapproche éventuellement de ce qui nous éloigne, mais ça nous éloigne surtout de ce qui est proche. Cette société veut combler tous les vides et s’interdit ces temps de pause et d’oisiveté. Dans la même journée, on va essayer de faire ce qu’un homme raisonnable du passé aurait fait en une semaine. On est toujours en course, en compétition. Mais ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons.
Or, il y a une manière très simple de rallonger l’existence : c’est de vivre au présent et de se poser sur chaque instant que la vie nous offre. Chacun devrait garder ça en tête pour freiner, se poser, profiter et regarder. On est doté de sens qu’on utilise même plus. Il y a une profusion de moyens autour de nous, mais aussi une totale confusion de nos intentions. Ce sont peut-être des banalités, mais elles sont essentielles. »
Eric Bellion : « On est dans une fuite en avant. Cette vitesse est tout sauf efficace. On va dans le mauvais chemin. On n’invente pas de nouvelles recettes pour vivre, pour travailler ensemble et s’aimer. On n’a pas le temps, on se leurre, on va à fond dans la mauvaise direction. »
Nicolas Hulot : « Ce qui est préjudiciable aux relations humaines au quotidien l’est aussi aux relations des pays, des hommes et même de la politique et de la géopolitique. Est-ce qu’on est plus heureux parce qu’on va gagner une heure sur un trajet? Je ne sais pas. Pour l’instant, on est dans le temps de l’illusion. Ce qui fait défaut, c’est une vision partagée et une intelligence collective. J’ai récemment dit que notre démocratie était fatiguée. Elle devrait s’adapter à la précipitation du temps.
On devrait avoir un lieu de pouvoir à côté du pouvoir traditionnel qui prenne en compte le long terme, qui soit dans un rythme posé, documenté, apaisé. Je m’en suis rendu compte quand j’étais ministre : mon rythme était imposé par celui des médias et celui-ci ne s’arrête jamais, c’est à flux tendu. Si on ne répond pas dans la seconde à des équations complexes, on est pris en défaut et on est déclaré incompétent. Or, comment répondre dans la seconde sur des sujets complexes et techniques? Ça met le monde dans un tourbillon dans lequel personne ne voit clair. Pour certains, ralentir c’est reculer, mais ça n’a rien à voir. »
Vouloir toujours aller plus vite est une forme de vanité stérile de l’humanité
Eric Bellion : « La règle quand on fait du bateau, ce n’est pas d’aller vite, c’est d’aller dans la bonne direction. Si tu vas vite sans aller dans la bonne direction, c’est vain. Aujourd’hui, comment inspirer les gens à se poser pour savoir quel est leur fondamental personnel? Et la société? Quelle est la nouvelle recette que l’on veut créer ensemble? Créer un endroit où les gens peuvent échanger… pourquoi pas.
Nicolas Hulot : « Tu peux le faire à l’échelle d’un pays, d’un village, d’une famille. Ces espaces de dialogue, d’écoute, de consultation sont essentiels dans ce monde où tout s’accélère. Il y a une vraie nécessité de reprendre la main. Vouloir toujours aller plus vite est une forme de vanité stérile de l’humanité.
Eric Bellion : « Alors, comment inverser la tendance? »
Nicolas Hulot : « Des mouvements sont en train d’apparaître. Toi par exemple, sur cette course, tu t’inscris dans une réflexion qui est en train de naître. On sent une tendance vers des choses plus petites, à l’échelle humaine. Mais on a été tellement loin dans l’excès… Cette tendance se fera-t-elle dans un laps de temps suffisamment rapide pour que l’humanité n’ait pas sombré d’ici là? Il faut trouver ce point d’équilibre. Il faut s’interroger sur ce qui est important dans la vie. Ce qui est important, c’est d’avoir du temps et l’utiliser pour quelque chose de durable : l’amitié, l’empathie, la solidarité, la découverte, l’émerveillement… qui ne sont pas des choses abstraites. »
Moi, j’ai essayé de convaincre ce gouvernement
Eric Bellion : « Elle sont pourtant devenues abstraites… On passe notre temps à se comparer et on n’arrive pas à comprendre que c’est sa différence qui est intéressante. Ça crée énormément de frustrations. Il faut découvrir son propre rythme. »
Nicolas Hulot : « Le mot ‘différence’ est important. Chacun d’entre nous doit entrer en résistance contre la standardisation dans laquelle la société veut nous emmener. C’est le gage du bien-être : se trouver soi-même, quitte à se mettre un peu en retrait. C’est se dire : ‘Je vais là, non pas parce qu’on m’y a poussé, mais parce que je décide d’être là.’ Cela ne peut pas se faire en courant. Les marcheurs, les gens qui font des voyages à vélo, eux savent… mais dans la société, quand est-ce que tu peux avoir ce type d’expérience pour te retrouver avec toi-même, ne pas tricher et voir que les autres peuvent beaucoup t’apporter?
Alors comment inverser la tendance? Toi, tu as engagé une réflexion, et autour de toi, par ton engagement, ton parcours, ta personnalité, tu emmènes des gens dans cette réflexion. Il faut que chacun essaie. Moi, j’ai essayé de convaincre ce gouvernement, il ne le fera pas là, il le fera plus tard, cette chambre du futur pour casser les barrières entre les corps intermédiaires, les citoyens, les acteurs économiques.
Il y a encore 50 ans, tu pouvais exercer le pouvoir dans une forme de sérénité, de prospective. Il y avait un commissariat au plan pour anticiper et programmer le changement. Aujourd’hui, en politique, les choses se font dans une forme de brutalité. Pendant les 16 mois que j’ai passés au gouvernement, je prenais en une journée des décisions que j’aurais du prendre en un mois de façon rationnelle. Tout se précipitait et tout s’accélérait en permanence. Ce que j’ai vécu, l’humanité le vit aussi. Si on n’a pas un conseil des sages au niveau de l’humanité qui nous fixe les grandes règles communes, franchement, je ne vois pas comment ça va marcher.