Pour contrer les médias traditionnels, des partisans des Gilets jaunes essaient d’organiser leurs propres canaux de communication. Rencontre.
Désinformation. Le mot revient souvent dans la bouche des Gilets jaunes ces dernières semaines. Sur les ronds-points, la plupart de ceux qui se mobilisent ne croient plus dans les médias dits traditionnels, ceux qui ont pignon sur rue. Alors, en marge du mouvement, certains se sont organisés pour relayer la vie interne du mouvement qui secoue l’exécutif depuis le premier rassemblement le 17 novembre. Gabin Formont est l’un d’eux. A 28 ans, le fondateur de Vécu (47.000 abonnés) est peut-être le plus en vue après les porte-voix des Gilets jaunes. Son credo : relayer la parole des blessés.
9.000 km depuis le début du mouvement
Mais il est loin d’être le seul. Nombre de pages Facebook ont vu le jour. Avec plus ou moins d’abonnés et donc plus ou moins de notoriété, l’un n’allant pas sans l’autre sur les réseaux sociaux. Pourquoi ce besoin revendiqué d’autre chose? « Je voulais diffuser une réalité vue de l’intérieur. Quand vous vous présentez comme journaliste, les gens filtrent forcément ce qu’ils vous disent », explique au JDD Ben Martini, le créateur de Born to be jaune (11.000 abonnés) lancé fin novembre. Cet artisan savoyard – il possède un garage de motos, mais le fermera en août prochain après dix ans d’activité – a fait 9.000 km depuis le début du mouvement.
A la base, c’était un simple loisir, un passe-temps
« J’ai lancé Franceactus (14.000 abonnés) le 8 décembre car je voyais, sur mon fil Facebook de plus en plus de gens se plaindre de désinformation », explique quant à lui Steven Normand, âgé de seulement 18 ans, qui se revendique comme étant « neutre », ni pro-Gilets jaunes, ni anti. Entouré aujourd’hui d’une dizaine de personnes, ce jeune en apprentissage en carrosserie consacre, en rentrant du lycée, plusieurs heures par jour – sans compter la journée entière du samedi – à sa nouvelle activité. « A la base, c’était un simple loisir, un passe-temps », affirme celui qui vit à une dizaine de kilomètres de Lille. C’est désormais beaucoup plus que ça. 30 heures par semaine, pour Ben Martini, qui aura 40 ans en mai prochain.
Mais pourquoi ont-ils choisi d’y consacrer autant de temps? Quelle est la raison de leur engagement médiatique? Pour donner la parole aux Gilets jaunes certes, mais pas que. « Les chaînes d’information se concentrent trop sur ce qui se passe à Paris », estime le nordiste. C’est aussi pour voir plus large que la page Le nombre jaune (4.000 abonnés) a vu le jour. Elle s’est donnée pour objectif de comptabiliser, à chaque nouvelle journée de mobilisation, les manifestants afin de fournir aux médias notamment traditionnels un autre chiffre que celui du ministère de l’Intérieur. « Les grands médias parlent principalement de 5, 6 ou 7 grandes villes. Surtout de celles où il y avait des violences, mais il y en a beaucoup plus. On s’est dit, et si on comptait? Ça manquait », explique Pascal, l’un des quatre administrateurs de la page.
Un compteur de Gilets jaunes
Pour l’acte 10, le 19 janvier, Le nombre jaune a ainsi comptabilisé 147.000 manifestants, soit pratiquement deux fois plus que le ministère de l’Intérieur (84.000). « Pour la crédibilité du mouvement, c’est important d’opposer un chiffre », ajoute Pascal, 38 ans et enseignant en région parisienne. Pour se faire, Le nombre jaune s’appuie sur une trentaine de référents nationaux et liste plusieurs techniques de comptage : bipage à chaque passage d’un manifestant, étiquetage ou encore visionnage de vidéos… De leur côté, Franceactus estime que la mobilisation de samedi s’est élevée à 356.000 Gilets jaunes.
Au fil des semaines, ces nouveaux médias – médias alternatifs, micro medias, « media rider » – se sont organisés. Les équipes s’étoffent, les contenus se structurent, toutes les connaissances, notamment techniques, sont mises à profit. Live, émission radio chaque soir avec fil conducteur préparé en amont, reportage… Born to be jaune lancera un site internet d’ici quelques jours. Parmi les autres initiatives remarquées, une application GJ-France a été lancée vendredi pour compter les Gilets jaunes actifs et ceux qui les soutiennent.
Ces outils informationnels, c’est un micro-travail en complément de celui des journalistes
Remplaceront-ils à terme les médias traditionnels? « Maintenant, et c’est malheureux quand même, les vraies infos se trouvent sur Internet, sur Facebook, dans les directs diffusés sur les médias alternatifs. Les gens cherchent d’autres sources », résume Steven Normand. « Ces outils informationnels, c’est un micro-travail en complément de celui des journalistes », analyse Ben Martini, qui se voit en « micro-artisan de l’information ».
Ils revendiquent la « neutralité »
Tous condamnent les violences envers les journalistes et insistent sur la « neutralité » de leur média et ne sont pas contre donner la parole aux opposants des Gilets jaunes. Sur Born to be jaune, « on ne va pas pencher d’un côté ou de l’autre », déclare le Savoyard. Lui se présente plutôt comme un « citoyen en colère » et détaille ses idées : il vante le train de vie des dirigeants des pays nordistes et appelle à ne pas perdre de vue l’objectif premier à savoir « changer le paysage politique ». « On a une ligne éditoriale qui reste le plus neutre possible. On essaie de faire intervenir tout le monde : des Gilets jaunes, les soutiens de Macron, des foulards rouges, n’importe qui », renchérit Steven Normand, qui revendique 1,7 million de vues depuis décembre sur les directs de Franceactus. « On veut percer des petits trous dans le grand mur qu’il y a devant les consciences pour pouvoir faire entrer la lumière », complète le fondateur de Born to be jaune.
Je sais qu’on n’est pas grand chose, mais je suis fier de ce qu’on fait. Ça a changé ma vie
Malgré le temps qu’ils y passent, ils ne regrettent rien. Rien de rien. « Je sais qu’on n’est pas grand chose, mais je suis fier de ce qu’on fait. Ça a changé ma vie », assure ce dernier, qui souhaite poursuivre dans cette voie, notamment en lançant un « second média sur les artisans de France » pour « rapporter des faits d’existence ». Et travailler en intérim à côté… « Moi, je suis carrossier. Je joue le journaliste, on peut dire ça, mais je ne suis pas journaliste », plaide son comparse de 18 ans. « Même si ça se rapproche énormément », ajoute-t-il. Effectivement.