Lors d’une visite à Paris, le président irakien a confirmé que 13 djihadistes français avaient été remis par les Kurdes aux autorités irakiennes et qu’ils seraient jugés sur place, selon la loi irakienne. De précédents transferts avaient déjà eu lieu. Pour la France, il s’agit d’éviter un retour massif des djihadistes sur le territoire national.
L’information avait été publiée jeudi dernier, en arabe, sur le site du ministère irakien de l’Intérieur, mais est passée relativement inaperçue. Elle a été officiellement confirmée lundi par le président irakien lui-même, Barham Saleh, en visite à Paris. A l’issue d’un entretien avec Emmanuel Macron, il a ainsi annoncé que 13 djihadistes français avaient bel et bien été remis à l’Irak par l’intermédiaire des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui les détenaient dans le Nord de la Syrie. Ils seront « jugés selon la loi irakienne » car « accusés d’avoir commis des crimes » sur le territoire irakien, a précisé le président Saleh.
Interrogé peu avant, le président français Emmanuel Macron avait refusé de répondre sur l’identité des personnes arrêtées, estimant qu’il revenait à l’Irak de décider souverainement si celles-ci devaient faire l’objet d’une procédure sur place et précisant que les Français arrêtés bénéficieraient, s’ils le souhaitent, de la protection consulaire.
Dans un premier temps est évoqué le retour de « 130 djihadistes »
Mais derrière ces déclarations en apparence claires se cache en réalité un sujet beaucoup plus complexe. Celui qui se pose à tous les pays qui comptent des ressortissants parmi les djihadistes étrangers arrêtés par les Kurdes (en Europe, il s’agit essentiellement de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la Belgique ; dans le reste du monde, les pays arabes, les Etats-Unis et la Russie) : que faire de ces combattants? Jusqu’à présent, la doctrine avait été de laisser les Kurdes s’en charger, même si personne, au sein des diplomaties européennes et consorts, ne pouvait sérieusement penser qu’il s’agissait d’une solution viable à long terme, les Kurdes n’ayant pas d’Etat reconnu par la communauté internationale.
La décision de Donald Trump de retirer les troupes américaines de la zone est venue concrétiser le caractère instable de la situation et précipiter les décisions : menacés d’un côté par les troupes de Bachar el-Assad et de l’autre par la Turquie, les Kurdes ne pourront plus, en l’absence des soldats américains, gérer ces camps de détenus étrangers. Ceux-ci risquent de se retrouver dans la nature ou aux mains du régime syrien, deux hypothèses que tout le monde redoute, la France en premier lieu.
Dès lors, il s’agissait de trouver une solution. Dans un premier temps, fin janvier, un retour de 130 djihadistes français sur le territoire national avait été évoqué. Une perspective qui avait fait hurler la droite et le Rassemblement national, agitant le risque potentiel que représentaient de tels détenus. Une solution qui hérissait aussi l’opinion publique, durablement marquée par les attentats en France. Et les promesses de « judiciariser » toutes les personnes rentrant de Syrie faites par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, n’avaient pas suffi à éteindre l’incendie.
Rapidement, Paris précise qu’il s’agit majoritairement d’enfants
Le gouvernement avait alors aussitôt précisé qu’il ne s’agissait pas de 130 djihadistes, étant donné que parmi eux se trouvaient une majorité d’enfants, environ 70, tous très jeunes. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait ainsi précisé que 75% d’entre eux avaient moins de 7 ans. Avait aussi été précisé que se trouvaient parmi eux de nombreuses femmes, ayant pour la plupart suivi leur conjoint, sans forcément être impliquées dans la cause de l’Etat islamique.
Le problème se concentrait donc sur les profils plus durs, les combattants les plus dangereux. Parmi eux, une trentaine d’hommes dont quelques figures du djihad, tels que des membres de la filière d’Artigat (Thomas Barnouin, Adrien Guihal), et environ 7-8 femmes soupçonnées d’être « dangereuses », à l’image d’Emilie Köning, accusée d’avoir été chargée du recrutement pour l’Etat islamique.
Progressivement, un retour « au cas par cas » a été évoqué ; des petits groupes essentiellement constitués d’enfants et de femmes qui n’ont pas été directement impliquées dans les combats.
Enfin, pour les autres, la solution irakienne est privilégiée
Pour les autres, la France privilégie désormais la piste irakienne. Interrogée sur ce sujet par le JDD mi-février, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait ainsi déclaré que la France souhaitait « favoriser la situation sur place », assurant que cela avait toujours été la position de Paris. Le ministère de la Justice avait ensuite confirmé au JDD que cela signifiait bien de les juger sur place. Or, au Kurdistan syrien, il n’est pas possible de juger des combattants étrangers. L’Etat n’est pas reconnu par la communauté internationale et le fonctionnement de la justice, tribal, fait que juges et jugés doivent appartenir à la même tribu. Dès lors, il ne restait qu’une solution : les faire juger en Irak.
Le JDD avait appris qu’un premier groupe, composé de moins d’une quinzaine de Français, avait été transféré en Irak car soupçonné d’y avoir commis des faits en lien avec une entreprise terroriste. Selon le journaliste du Figaro Georges Malbrunot, 82 Français auraient au total été transférés de la Syrie vers l’Irak depuis novembre. A ceux-là, s’ajoutent donc les 13 Français évoqués par le président irakien lundi.
Et voici pourquoi ce choix est tout aussi compliqué
Un scénario qui pose évidemment de nombreux problèmes, notamment juridiques. Pour les observateurs des droits de l’Homme, les avocats des djihadistes et leurs familles, toute la question est de savoir si ces personnes ont bel et bien commis des crimes en Irak, seul moyen de justifier, au nom du respect du droit international, la compétence de la justice irakienne en la matière.
L’Irak jugera tous ceux qui sont passés par son territoire, même s’ils n’y ont pas combattu
Côté irakien, on assure que tel est le cas. Il faut dire que l’interprétation est large : « L’Irak jugera tous ceux qui sont passés par son territoire, même s’ils n’y ont pas combattu et l’ont seulement traversé pour rejoindre la Syrie », avait ainsi expliqué l’expert irakien Hicham al-Hachémi, expliquant que les juges s’appuieront sur la loi antiterroriste de leur pays qui stipule que quiconque ayant rejoint « un groupe terroriste » qu’il ait combattu ou non risque la peine de mort.
Lundi, au côté d’Emmanuel Macron, le président irakien a lui aussi évoqué des faits commis sur le territoire irakien par les djihadistes transférés. La crainte des avocats et des familles est que ces éléments soient difficiles à prouver et que leurs proches soient jugés en Irak dans tous les cas. D’autant plus que selon Hicham al-Hachémi, un accord plus large aurait été passé avec l’Irak négocié « au plus haut niveau et dans le secret » et comprenant un volet armement. Le spécialiste assure ainsi que l’Irak recevra « des armes ultra-modernes et l’importants équipements militaires » en échange de sa collaboration sur le sujet.
Ce n’est pas la première fois que des djihadistes français vont être jugés en Irak. Ainsi, trois Français ont déjà été condamnés à perpétuité : Mélina Boughedir, Djamila Boutoutaou et Lahcen Guebouj. La position de la France est d’arguer, comme l’a fait Emmanuel Macron lundi, de la souveraineté de l’Etat irakien en la matière, à la seule réserve que ne leur soit pas infligé un traitement inhumain et dégradant et qu’ils ne soient pas condamnés à mort.
Si les djihadistes français considérés comme étant les plus dangereux étaient finalement tous jugés en Irak, Paris conforterait son opinion public hostile à leur retour ; mais ferait face à des accusations de la part de leurs avocats et de leurs familles, et éluderait l’un des aspects du débat, à savoir le fait qu’une nation est responsable de ses ressortissants, ainsi qu’un autre élément clivant : la nécessité (ou non) de juger en France des personnes impliquées dans une organisation terroriste ayant commis des attentats sur le territoire national. Sur ce point, même les victimes ou les familles de victimes sont partagées. Prouver de façon irréfutable qu’ils ont effectivement commis des faits terroristes en Irak permettrait de sortir de ce dossier complexe.